Les seniors ont bon dos : ils refuseraient le changement, seraient les champions de l’absentéisme et se paieraient des « pré-retraites Unedic ». Autant de déclarations, démenties par les chiffres, qui polluent le débat.

Alternatives économiques – LE 09 FÉVRIER 2024 – Par Julie Faivre – Lien vers l’article

C’est bien connu : les Français s’arrêtent de travailler plus tôt que leurs homologues européens. C’est ce constat qui a justifié le passage en force sur la réforme des retraites, l’année dernière. Et c’est encore cet argument qui est avancé pour justifier l’ouverture de négociations sur l’emploi des seniors. Sauf que les moyennes cachent des situations très disparates, masquent des inégalités criantes et nous détournent parfois des vrais problèmes. Non, les plus âgés ne se la coulent pas douce.

On passe d’ailleurs de plus en plus de temps, dans notre vie, à la gagner. Et dans des conditions pas toujours très reluisantes. Tour d’horizon des principales idées reçues qui collent à la peau de nos aînés, démontées chiffres à l’appui.

Idée reçue n°1 : « Les seniors français sont les seuls à ne pas travailler en Europe »

C’est une bonne nouvelle : nous vivons de plus en plus longtemps. Ce constat a amené les pouvoirs publics à retarder l’âge de départ à la retraite dans la plupart des pays européens. Mais on entend souvent dire que la France est restée à l’écart de cette évolution. Ce n’est pas vrai : en France aussi, le taux d’emploi des seniors a significativement augmenté, notamment sous l’effet de la réforme des retraites de 2010, qui a fait reculer l’âge légal de départ de 60 à 62 ans. Aujourd’hui, un senior de 60-64 ans sur trois travaille. Ils n’étaient qu’un sur cinq dans cette situation en 2010.

Malgré cette augmentation significative et rapide, le taux d’emploi des soixantenaires français demeure, il est vrai, nettement en deçà de la moyenne européenne (- 11,9 points), alors que celui des 55-59 ans y est supérieur (+ 0,6 point). Autrement dit, plus les seniors vieillissent, moins la France parvient à les garder en emploi par rapport à ses voisins.

Néanmoins, ces divergences de taux d’emploi des seniors, entre pays, ne peuvent s’expliquer uniquement par les différences d’âges de départ à la retraite. Par exemple, les Italiens comme les Danois doivent attendre 67 ans avant de partir à la retraite. Cette même règle n’empêche pourtant par leur taux d’emploi des seniors de varier très significativement : la moitié des Italiens de 55-64 ans seulement est en emploi, contre 77 % des Danois du même âge.

L’explication est multifactorielle : taux de chômage, valorisation ou non des compétences des seniors, préjugés tenaces, flexibilité de l’emploi, conditions de travail plus ou moins difficiles… Pour comprendre ce qui bloque l’emploi des seniors en France, il faut s’intéresser à chacun de ces paramètres, et aux croyances, souvent infondées, qui les accompagnent.

Idée reçue n°2 : « Avec l’ancienneté, les seniors font ce qu’ils veulent au boulot 

En France, les jeunes salariés ont beaucoup plus de latitude dans leurs conditions de travail que les seniors : 60 % des salariés âgés de 25-29 ans ont leur mot à dire dans le choix de leurs horaires ou leur lieu de travail, un taux qui chute à 42 % chez les seniors de 55-64 ans. C’est l’un des écarts entre cohortes les plus importants au sein des pays de l’OCDE. Autrement dit, les jeunes Français ont davantage de prise sur leurs conditions de travail que leurs homologues Allemands, Espagnols ou Finlandais, mais ce n’est pas le cas des seniors Français.

Autre indicateur d’une moindre valorisation des travailleurs âgés, en France, les seniors font partie de ceux qui ont le moins accès à la formation au sein de l’OCDE : 12,6 % d’entre eux y ont accès, contre plus du double (28 %) en Allemagne.

Pourtant, comme le montre une récente étude du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq), « contrairement à l’idée reçue, la grande majorité des [salariés de 50 ans et plus] témoigne d’une volonté d’évolution bien plus que d’une « résistance au changement ». Qu’il s’agisse de progresser en interne, de monter en compétences ou encore de se reconvertir, ce ne sont pas les projets professionnels qui manquent aux seniors, mais plutôt les formations à même de les soutenir. »

Sans oublier que cette moyenne cache de fortes disparités d’accès à la formation entre catégories socio-professionnelles. Deux fois plus de cadres et de professions intellectuelles supérieures (49 %) que d’ouvriers (25 %) peuvent bénéficier de cet investissement dans leur carrière, alors même que les cadres âgés de 60 à 64 ans ont un taux d’emploi (45,2 %) deux fois supérieur à celui des ouvriers du même âge (21,1 %). Autrement dit, les professions qui ont le plus besoin de débloquer des opportunités professionnelles en acquérant de nouvelles compétences, sont aussi celles qui accèdent le moins à la formation.

Idées reçue n°3 : « Ce sont surtout les jeunes qui galèrent à trouver un emploi »

Il n’est pas toujours facile pour un jeune de faire ses premières armes sur le marché du travail. Mais il est encore plus difficile pour un senior de convaincre un employeur de l’embaucher. Les 55-64 ans ne représentent en effet que 6 % des recrutements alors qu’ils pèsent pour 17 % des actifs. Concrètement, après 55 ans, il devient périlleux de quitter son emploi.

Et les salariés âgés français sont d’ailleurs moins mobiles que leurs homologues européens : le taux de rotation du personnel (« turnover ») s’élève à 2,4 % parmi les 55-64 ans français contre une moyenne de 3,5 % dans l’OCDE et des taux atteignant 5,5 % au Royaume-Uni ou 7 % au Danemark. Mais ils n’ont parfois pas le choix : les seniors français subissent plus fréquemment des ruptures involontaires de contrat que la moyenne des pays de l’OCDE : cette situation concerne 1,9 % des 55-64 ans français, c’est deux fois plus que leurs homologues allemands (0,8 %).

Résultat, les plus âgés des actifs sont particulièrement exposés au chômage. En France, le taux de chômage diminue depuis 2015, y compris pour les « jeunes seniors » âgés de 55 à 59 ans : ils étaient 7,4 % à être au chômage en 2015, et plus que 5,1 % en 2022. Même si cette baisse est moins rapide que pour leurs cadets. A l’inverse, pour les seniors plus âgés, les 60-64 ans, le taux de chômage est demeuré stable ces huit dernières années, autour de 7 %.

Idée reçue n°4 : « Les seniors se paient des « pré-retraites Unedic » aux frais du contribuable »

Ces périodes de chômage en fin de carrière seraient-elles au moins en partie volontaires ? C’est un autre procès d’intention fait aux seniors : ils profiteraient en masse du régime de la rupture conventionnelle pour partir prématurément à la retraite en passant leurs dernières années d’activité à toucher des allocations-chômage. Les données contredisent cet argument.

Créée en 2008, la rupture conventionnelle permet à un employeur et un salarié de se séparer à l’amiable, en autorisant le second à percevoir une allocation-chômage. 503 000 ruptures conventionnelles ont été recensées par le ministère du Travail en 2022, ce qui représente 1,6 % de la population active française. Mais ce ne sont pas les seniors qui en sont le plus friands : les moins de 50 ans sont à l’origine de 80 % des ruptures conventionnelles.

A mesure que les actifs se rapprochent de l’âge de la retraite, la part des ruptures conventionnelles dans les ruptures de contrat augmente bel et bien, notamment entre 58 et 60 ans. Mais, d’une part, ces ruptures ne sont pas toujours consenties d’un commun accord : les employeurs peuvent faire pression sur leurs salariés pour signer cette fin de contrat, et pas toujours de façon très « amiable ».

D’autre part, à 60 ans, les licenciements secs pèsent bien davantage que les ruptures conventionnelles (46 % contre 26 %) dans les ruptures de contrat. Et c’est la part des licenciements qui augmente le plus entre 55 et 60 ans : + 14 points contre 9 points de hausse pour les ruptures conventionnelles.

Autrement dit, s’il existe un sujet sur les ruptures conventionnelles – dont l’augmentation s’est accélérée depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron – il ne concerne pas les seniors spécifiquement.

Idée reçue n°5 : « Pour augmenter l’emploi des seniors, il suffit de repousser l’âge légal de départ à la retraite »

Les réformes repoussant l’âge de départ à la retraite augmentent certes le nombre de seniors en emploi, mais aggravent également le nombre de ceux qui ne sont ni en emploi ni à la retraite. Ces sorties précoces du marché du travail concernent 13,2 % des 55-69 ans en France et recouvrent deux situations principales : les seniors au chômage et ceux qui ne sont plus en capacité de travailler pour des raisons de santé.

La proportion de ces sorties précoces de l’emploi est d’autant plus importante que l’on descend l’échelle des qualifications. D’après une étude de France Stratégie, les métiers les plus concernés se trouvent dans l’hébergement-restauration (employés polyvalents, cuisiniers), le bâtiment, les services aux particuliers et aux collectivités (services à la personne, agents d’entretien) et la manutention. A l’inverse, parmi les métiers les moins concernés par ces départs précoces, on trouve les médecins, les personnels d’études et de recherche, les ingénieurs de l’industrie, les cadres de la banque ou encore les enseignants.

Par ailleurs, un cadre ne se retrouve pas dans cette situation d’entre deux pour les mêmes raisons qu’un ouvrier. Si de nombreux ouvriers et employés se retrouvent au chômage avant de pouvoir toucher leur retraite, c’est parce que leur santé ne suit pas. Ils ne peuvent tout simplement plus tenir la cadence du boulot.

Idée reçue n°6 : « En France, on devrait travailler plus longtemps qu’ailleurs, puisqu’on vit plus longtemps »

D’après l’Insee, la France domine bien le classement des 27 pays de la zone euro en ce qui concerne l’espérance de vie des femmes, mais se classe 11e pour les hommes en 2020 et, surtout, seulement 10e lorsqu’on s’intéresse à l’espérance de vie en bonne santé, c’est-à-dire sans limitation irréversible d’activité dans la vie quotidienne ni incapacités. C’est valable pour les femmes comme pour les hommes français, qui vivent moins longtemps en bonne santé que les seniors allemands, espagnols ou italiens notamment.

En 2019, d’après une étude internationale menée par l’AARP et relayée par l’OCDE, un quart des actifs âgés ont dû prendre une retraite anticipée à cause de problèmes de santé. Mais en la matière, les écarts entre seniors sont importants. En France, sans surprise, ces problèmes de santé ne touchent pas les métiers aux conditions de travail faciles. A l’inverse, parmi les métiers pénibles, certains sont très concernés par les sorties précoces – comme les caissiers et caissières – d’autres moins, les ouvriers qualifiés de la mécanique par exemple.

Rappelons qu’au moment où ils prennent leur retraite, quatre fois plus d’agriculteurs et trois fois plus d’ouvriers que de cadres sont en situation de handicap. Ces différences de santé expliquent notamment que continuer à travailler post-retraite – donc en cumulant des revenus du travail et une pension de retraite – est un « luxe » que deux fois plus de cadres (8 %) de 65 à 69 ans que d’ouvriers (4 %) du même âge peuvent s’offrir.

Si l’impact de la récente réforme des retraites est encore inconnu, le Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) a montré que le recul de l’âge d’ouverture des droits, en 2010, a considérablement accru les arrêts-maladies après 60 ans, avec un surcoût de dépenses liées aux absences pour maladie après 60 ans estimé à 68 millions d’euros.

Les seniors peuvent être empêchés par leur santé, ou par celle de leurs proches. Nombreux et nombreuses d’entre elles sont également « aidantes », c’est-à-dire qu’elles assistent régulièrement, pour des raisons de santé ou de handicap, une personne âgée de 5 ans ou plus (tâches domestiques, administratives, transport). La tranche d’âge des 55-64 ans est la plus concernée par cette responsabilité, et le double statut salarié/aidant concerne davantage les femmes. Chez les hommes, être aidant est une situation principalement rencontrée pendant la retraite.

La responsabilité qui colle au statut d’aidant et le temps disponible que cela mobilise contraignent les choix professionnels : 4 % des aidantes seniors déclarent ne pas exercer d’activité professionnelle à cause de cette charge et 12 % des aidantes en emploi (8 % des hommes aidants) ont dû opérer des aménagements de leur vie professionnelle.

Une solution, pour les seniors contraints par leur statut d’aidant ou par une inactivité forcée, pourrait être d’aménager les fins de carrière, pour leur permettre de quitter la vie active progressivement, en réduisant petit à petit leur temps de travail. Une idée séduisante sur le papier, notamment pour les salariés usés par leur travail. Mais peu appliquée en France pour le moment.

Outre-Rhin, en revanche, les seniors ont accès à des programmes de départ anticipé. Or, pendant les trois années qui précèdent l’âge légal de départ à la retraite – fixé à 65 ans en Allemagne – de moins en moins de seniors se retrouvent au chômage ou en inactivité, alors que leur nombre ne cesse d’augmenter en France.

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